L’EUROPE A-T-ELLE VRAIMENT UNE IDENTITE ?
- E. Dufier
- 9 mai 2019
- 8 min de lecture
Le regain d’intérêt pour l’Union Européenne lié aux élections prévues dans quelques semaines pourrait tristement nous faire encore une fois oublier cette question fondamentale souvent éludée avec brio par les responsables politiques de tout bord : de quoi l’Europe est-elle l’union ?

Il est important de préciser d’entrée de jeu que poser cette question vous place la plupart du temps dans le camps eurosceptique. Peu importe votre bon sentiment de départ, discuter l’identité de l’Union Européenne est classiquement assimilé à une position extrémiste, nationaliste, anti-progressiste.
Mais la réalité est que je suis profondément européiste... Sans hésitation aucune. Cela ne change pourtant rien au fait que la question de l’identité européenne me pose problème périodiquement, comme lorsque l’on se fige soudain au moment du lancement d’un grand projet en se demandant : mais pour quoi faire ? Ce moment de flottement c’est le moment de vérité, l’instant logique. C’est le moment où vous êtes convaincu, celui où vous vous remémorez en bref tout ce qui vous fait adhérer à l’idée. L’essence, la motivation primaire, l’intention originelle... Pour l’Europe quelle est-elle ? Pas d’électorat à séduire, pas de questions pièges par un journaliste en quête de minute-buzz, pas de devoir sur table en 2èmeannée de Licence de Droit, non. Juste un instant de vérité à la manière dont notre héritage philosophique nous y invite encore et toujours.
Cette question de l’identité européenne qui pourrait nous être posée par un enfant voulant sincèrement comprendre est en d’autres termes la suivante : autour de quoi nous réunissons-nous, nous européens ?
Nous n’avons pas la même langue, pas les mêmes traditions, pas les mêmes croyances, pas les mêmes schémas familiaux. Notre culture musicale, cinématographique, architecturale... est différente. Mais donc quel serait par exemple le point commun entre un roumain et un belge ? Entre un français et un slovaque?
Certains s’aventurent à nous parler de racines communes dans les mots qui composent nos langues... d’autres nous émeuvent un instant en nous rappelant les alliances créées lors de la seconde guerre mondiale, en omettant au passage de mesurer l’importance non moindre de l’implication de nations non européennes. Mais au-delà de tout cela comment avoir 20 ans et être sensibles à ces preuves du passé, impalpables au quotidien. Sans dénigrement aucun, tout en ayant à l’esprit les enseignements de l’Histoire, il faut avoir l’honnêteté de reconnaître toute l’abstraction que revêt pour la jeunesse le sentiment d’appartenance européenne.
Pourtant aujourd’hui lorsque l’on parle d’Union Européenne une perception existe belle et bien, et elle n’est en lien ni avec la racine commune des mots, ni les alliances de la moitié du XXème siècle.
Notre union est tristement principalement économique.
L’Europe dans la bouche du monde politico-médiatique français ce sont d’abord des accords économiques, des traités, une politique agricole commune, un espace Schengen, une ban-que centrale, des élections punitives ou consolidantes pour le gouvernement en place, des sanctions financières, des plans d’austérité, un couple franco-allemand tenant tête (ou pas) à Trump ou Poutine. Voilà pour la routine. Maintenant, en ce 30 avril 2019, on se jette à l’eau et on tape « Europe » dans Google Actualités (et au passage l’Europe songe à comment réellement concurrencer Google) pour voir apparaître ce que l’on a cité plus haut :
- L’Europe est à la traîne dans la course au Cloud Computing(lebigdata.fr)
- En Europe, les écarts de chômage régionaux peinent à se résorber(lemonde.fr)
- Aux urnes citoyens d’Europe !(ouest-france.fr)
- Les politiques de cohésion luttent contre les disparités en Europe(lacroix.fr)
- Gazprom a battu des records en Europe mais anticipe des difficultés avec l’Ukraine en 2019(francais.rt.com)
Bien sûr ce listing suinte les biais, pas d’objection à cela. Mais c’est un esprit, une sorte de marque de fabrique : l’Europe ce sont les affaires.
Puis il y a eu cet article au titre intrigant : Quelques considérations sur l’Europe, une contribution de Mgr Hollerich (lacroix.fr). Après l’avoir lu, je suis renforcée dans mes convictions. Je vais donc tout au long de cette tribune illustrer mon propos en vous parlant de cet article rapportant le texte de Mgr Hollerich et dont voici le lien :
En premier lieu, avec un titre comme « Quelques considérations sur l’Europe, une contribution de Mgr Hollerich » on débute la lecture en préjugeant qu’un homme d’Église ne nous parlera pas que de « chiffres », et qu’il y aura là de quoi tenir discours à la jeunesse, de lui rendre l’Europe palpable. C’est partiellement vrai.

Pour situer les choses il faut savoir que Jean-Claude Hollerich est né en 1958 et qu’il est d’une part depuis 2011 archevêque de Luxembourg et d’autre part depuis 2018 président de la COMECE (Commission des Épiscopats de l’Union Européenne), organisme assurant les représentations officielles auprès de l’UE.
La première partie du texte nous rappelle les conditions d’élaboration du CECA en 1950: la Communauté européenne du charbon et de l’acier à l’initiative du ministre français Robert Schuman.
Extrait :
« Le plan Schuman était une réponse à un grand problème : le bassin minier de la Lorraine et du Luxembourg pouvait seulement être exploité de manière profitable si on pouvait utiliser le charbon de la Sarre. Depuis 1870 cela ne constituait pas de problème : la Lorraine était allemande et le Luxembourg était attaché économiquement au Reich. En 1918 la Lorraine retournait à la France et le Luxembourg était en union économique et monétaire avec la Belgique. La Sarre et son charbon restaient allemands, d’où la tentative d’un rattachement de la Sarre à la France. En 1945 la situation était pareille puisque la Sarre allait opter pour l’Allemagne. Les enjeux économiques auraient pu conduire vers une troisième guerre. Schuman, né à Luxembourg d’un père lorrain et d’une mère luxembourgeoise, comprenait bien ce problème. Son plan n’était rien d’autre que la collaboration économique et la cession d’une partie de la souveraineté seraient préférables à une confrontation économique qui pourrait d’après les leçons de l’histoire déboucher à de nouveaux conflits armés. En communisant le charbon et l’acier la guerre entre les six pays de la CECA était devenue une impossibilité. »
La seconde partie nous rappelle à quel point la part économique dans la construction de l’identité européenne était prépondérante, et ce au point de négliger les identités et mentalités des différents peuples qui la composent.
Un certain laps de temps avait été nécessaire pour que ces pays puissent avoir les capacités économiques pour une intégration. Le but de l’intégration était politique : pour donner stabilité à ces pays, pour les rattacher de manière durable au bloc occidental. (...). Hélas, cet élargissement n’avait pas compté sur l’histoire et les mentalités des peuples. Le volet économique était dominant et il n’y avait pas de place pour un dialogue des mentalités. Ainsi pas mal d’habitants de ces pays sentent qu’ils ont fait partie d’une intégration vers l’Europe occidentale et non pas d’une intégration vraiment pan-européenne.
On peut déjà déduire de tout cela que l’intervention de Mgr Hollerich a le mérite de mettre en exergue le patrimoine génétique de l’Union Européenne :
Un désir de paix en temps d’après-guerre et surtout la peur intense d’une nouvelle guerre.
Une paix obtenue stratégiquement en liant/muselant les Etats par des accordscommerciaux et financiers profitables théoriquement à tous.
Extrait :
« Aujourd’hui nous vivons de nouveau une période de confrontations économiques. De par son existence même l’Union Européenne rappelle aux grandes puissances qu’une politique de non-confrontation, de collaboration et de paix est possible. »
Une volonté d’homogénéisation des conditions de vie économiques des citoyens européens.
Une ambition réelle de cohésion mise à mal par les différences culturelles qui sont reléguées au second plan.
Extrait :
« Quelques exemples pour illustrer cette thèse : l’Europe occidentale s’est habituée graduellement à une migration du monde musulman, les Turcs en Allemagne, les habitants du Maghreb en France. En Europe centrale par contre dans la mémoire culturelle collective les Turcs sont restés les envahisseurs, une menace pour la liberté et l’indépendance. Un vrai dialogue entre ces positions n’a pas eu lieu. »
Bien sûr qu’en 2019 la réalité est autre et que nous pouvons facilement mettre en lumière de nombreux projets européens qui ne sont pas (de prime abord) à visée strictement économique. Mgr Hollerich le souligne bien :
"L’union Européenne reste pourtant un projet pour la paix ! Le processus de l’intégration européenne n’a pas manqué à ces promesses. L’intégration économique dans le marché commun n’était pas seulement un moteur de développement économique, mais a aussi donné un sentiment de bien-être aux citoyens de l’Europe."
L’Europe sondée comme un marché géant
L’institut de sondage Odoxa a publié une étude le 3 mai 2019 portant sur 4000 citoyens européens. Le chiffre phare rapporté dans les médias est le suivant : seulement 28% des français considèrent l’Europe comme source d’espoir.

Mais ce sondage, et cela en était l’objectif, contient en quasi-totalité des questions à caractère économique :
- 70% des européens pensent que c’est le Royaume-Uni qui aura le plus à perdre du Brexit.
- Pour plus de 80% des français le pouvoir d’achat s’est dégradé en 1 an.
- 34% seulement des français iront voté aux prochaines élections européennes.
- 44% des européens se méfient des normes européennes.
- 46% des européens se méfient des produits issus des autres pays de l’UE.
- 67% des européens se méfient des produits provenant d’autres régions du monde.
Pourtant notre union est viscéralement idéologique : l’Europe est une union humaniste, la seule au Monde de notre temps.
Mais se rendent-ils compte ces dirigeants ? Se rendent-ils comptent que l’on n'achète pas une famille ? Que l’appartenance repose sur des valeurs qui vont bien au-delà des considérations économiques.
La preuve en est dans des pays en voie de développement où parfois les populations sont touchées par la plus grande précarité qui soit et où l'on peut pourtant retrouver une réelle cohésion culturelle et une fraternité palpable. A l’heure de la mondialisation le sentiment d’appartenance est quelque chose qu’il nous faut impérativement mieux comprendre dans nos sociétés modernes. Sans compter qu’il est fort probable que le morcellement des familles représentera un véritable défi sociologique...
Ne devons-nous pas réfléchir dès maintenant à ces liens qui nous unissent et qui nous uniront encore en cas de coup dur financier. Ceux qui pensent pouvoir acheter la paix se trompent. Le schéma actuel repose sur un équilibre fragile et dépourvu de fondations.
Pourtant cette identité existe... Elle est le fruit d’un cheminement idéologique ancien, celui de l’humanisme. Que défendons-nous ? la paix, la protection des plus faibles, l’accessibilité aux soins, le droit à une éducation de qualité, un système judiciaire soucieux de ne léser personne, un droit au bonheur...
Quand des gouvernements se positionnent en tant qu’extrêmes avec des revendications en opposition avec ces valeurs humanistes héritées des écrivains, penseurs, scientifiques européens des derniers siècles, c’est un retour perpétuel en arrière que nous vivons. La destruction de cette identité sous couvert de démocratie ne nous mènera nulle part... Il faut désormais avoir le courage d’inscrire ces valeurs fondamentales comme étant le cœur du projet européen et travailler à enseigner aux plus jeunes la nature des liens qui nous unissent, non pas tournés vers le passé mais regardant vers l’avenir. Le défi d’une société garante des libertés individuelles, plus égalitaire, plus solidaire, plus proche de l’humain : voilà ce que nous sommes. Et voilà notre identité.
Mgr Hollerich l’a évoqué sans en faire le point central de son propos, et surtout sans mettre en lumière ce que ce serait notre dénominateur commun :
« Mais ne nous trompons pas, dans un monde qui est en recherche de communauté, l’identité est importante. Il faut respecter toutes les identités, mais en même temps il faut tout faire pour que ces identités ne soient pas fermées, mais ouvertes, et deviennent des identités en dialogue. Ce serait méconnaître les temps présents sans donner valeur à nos identités, à nos identités qui nous disent que nous faisons partie d’un peuple. »
La peur de la guerre ne peut plus être le terreau de l’identité européenne. Nous avons des esprits à former, des convictions nobles à faire défendre par notre peuple.
E. DUFIER-WEIJBLASH
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